Mais pour le quoi ils font ça ?

Son sourcil gauche levé en l’air, l’air interrogateur, T. L. observe la scène qui se déroule sous ses yeux. Deux hommes, en sueurs, s’envoient moulte coups fulgurants en criant des noms incompréhensibles venus de leurs tripes. A peine était-elle arrivée sur ce nouveau morceau de terre, qu’elle avait déjà été prise par son essence, unique en son genre. En effet, au-delà des ruines sableuses qu’elle avait traversées gaiement, sautillant de pierre en pierre, elle avait perçu une foule d’éclats de voix entrecoupés d’acclamations. Plus encore, elle avait senti sa chaire frémir d’une excitation indicible et lointaine, l’enjoignant d’hâter le pas pour se confronter aux pratiques coutumières de l’île.

Hoooo ! Haaa ! Ouh !

Les cris du public déchaîné, rythmés par les attaques qui se succèdent sans relâche, résonnent dans sa cage thoracique. Elle regarde attentivement chacun des mouvements des protagonistes de cette scène surprenante, se demandant ce qui les avait motivés à se taper dessus. La faim ? Ils ne semblent pas férocement affamés au regard de leur comportement minutieux et ces derniers ne transpirent pas le besoin pur. Et puis, pour bouffer, pas besoin de public. L’un aurait-il donc attaqué l’autre pour une raison personnelle ? Non plus, leurs regards trahissent certes une envie d’en découdre, de prendre le dessus sur l’autre, mais ils ne semblent pas traîner avec eux une quelconque histoire. T. L., les traits de sa frimousse toujours tendus et concentrés, respire en accord avec les mouvements des corps qui se reflètent dans ses yeux curieux. Portant sa patte à son crâne, elle effleure lentement la peau de ce dernier de ses griffes pointues pendant que le singulier spectacle qui s’offre à elle l’emporte dans son atmosphère effervescente.

Oh…

Elle observe maintenant chaque parcelle du corps des combattants pour dégager le sens derrière leurs actions. Il ne s’agit pas là d’une pure action-réaction, les mouvements sont réfléchis, stratégiquement placés pour faire plier l’adversaire en prenant parfois plus d’un tour d’avance. Cette rixe s’avère donc bien plus intéressante qu’elle n’en a l’air pour la jeune féline, qui s’imagine presque entrer dans la danse à la place des principaux intéressés. Sa fourrure frémit légèrement sous les frissons impulsés depuis sa peau, ses muscles se contractent en réponse aux chocs endurés par les corps, son esprit ébullitionne face aux multiples possibilités qui s’offrent à chacun des combattant pour se sortir d’affaire…

TCHHHHHAAA !... Gong !

T. L. sursaute légèrement, davantage surprise par le son annonçant la fin du combat que par le coup décisif porté par l’un des querelleurs. C’est le fini ? Mais ils sont même pas les morts ! Dans le tohu-bohu des spectateurs qui quittent les gradins, la bestiole comprend que ce type de combat n’est pas mû par un besoin primaire, il ne relève pas directement de la survie. Le regard interrogateur et poussée par l’envie de se plonger à nouveau dans le tourbillon des coups qui se répondent, elle emboîte le pas à la foule qui se déplace vers une nouvelle scène. Entrant dans les gradins grouillant de visiteurs avides, elle tente de se faire une place pour visionner le prochain combat, qui semble d’ailleurs être attendu de pied ferme au vu de l’excitation non dissimulée de la foule. La féline se trémousse, à demi-écrasée par les spectateurs autour d’elle, pour tenter d’y voir quelque chose, en vain. Seul le bruit des déplacements effectués sur le ring parvient à ses oreilles, au milieu du brouhaha de la foule en liesse. Ainsi qu’une odeur prononcée de sardine…

Mmmpf...

T. L. esquisse une moue boudeuse, comprenant qu’elle doit se contenter de ces sensations éparses pour apprécier ce deuxième spectacle. Et des cris de ses comparses de gradin.

Oh il s’est éééééclaté contre le mur !!!

Oof, quel enchaînement de droites !

Le regard… Il prépare un truc…

CRAAAC !

Un bruit fracassant venu du ciel venait de s’imposer dans l’arène, suivi d’un silence inquiet s’abattant sur l’assemblée. T. L. interloquée, dirige automatiquement son regard vers l’origine du bruit pour découvrir un trou béant dans la toiture de l’arène. Elle imagine alors aisément le sort de l’un des deux combattant et laisse échapper un souffle rieur de sa gueule ouverte. Pendant qu’elle ramène son regard en direction de son côté droit pour appréhender les mouvements de la foule, les spectateurs s’écartent autour d’elle pour se diriger vers la sortie, dans une démarche presque intimidée. Pour sûr, l’issue de ce combat leur avait foutu les chocottes ! Et…

Toi là-bas ! Souhaiterais-tu te mesurer à mon Gyojin Karaté ?

…

T. L. la tête encore tournée vers les spectateurs, sursaute, ayant senti que l’adresse de cette phrase cinglante était pour elle. Une demi-seconde plus tard, un léger sourire se dessine sur son minois et ses yeux se teintent d’une lueur malicieuse. Cette voix, elle la connaissait. Et l’odeur de poisson prenait alors tout son sens. Les souvenirs d’une rencontre sous l’étoffe étoilée lui reviennent immédiatement et colorent sa compréhension des combats sur cette île : le plaisir de se confronter et de s’exercer. Sans hésiter une seule seconde et son sourire laissant apparaître ses canines brillantes, la bestiole se retourne et prend de l’élan pour bondir dans les airs au-dessus des gradins.




Lancée telle une balle de fusil, elle se dirige tout droit au-dessus de la tête de l’étoile de mer qu’elle avait reconnue, arrivant par son dos. Dans son saut, elle arrondit son dos et ouvre grand ses pattes, toutes griffes sorties, comme pour enlacer d’un câlin sanguinolant son désormais partenaire de combat. Et ses yeux grands ouverts, elle s’écrie en guise de bonjour :

POISS-KAIIIIIIIIIIIII !!!

Glissant dans les airs à toute vitesse en direction de son vieil acolyte, chaque cellule du corps de la jeune féline s’emplit d’une énergie revigorante et enivrante. La présence de ce bestiau, aussi peu ordinaire qu’elle, colore son périple sur Octogonia d’une toute autre teinte, bien plus excitante : le temps de la mise à jour est donc venu. Après une année à voguer au gré de leurs péripéties respectives, les chemins des deux larrons s’entrechoquent à nouveau, et la vie semble bien décidée à les rassembler autour de situations électriques. Les yeux éclairés d’une douce malice désinvolte, T.L. chancelle l’espace d’un instant dans ses souvenirs, portée par l’odeur salée de l’étoile de mer qu’elle s’apprête à enlacérer…

Y a des soirs on quitte la maison juste pour voir à quel point c'est grand
Dehors il pleut, toutes les saisons j'ai tête sous l'eau, oh my god…

Laissant s’échapper quelques notes soufflées entre ses babines entrouvertes, la bestiole balance lascivement ses jambes en avant, l’une après l’autre, sans chercher à savoir où ces dernières la mèneraient. Les mains dans les poches de sa blouse tâchée par le dur labeur de la journée, elle fixe sans les regarder les quelques cailloux qu’elle pousse nonchalamment à chaque pas. En cette nuit claire, T.L. a seulement décidé de se laisser porter par le semblant de liberté que lui offrent ses escapades du Dock 1, découvertes quelques semaines auparavant. Se laisser aller à la sensation d’être seule, uniquement épiée par la couverture étoilée qui surplombe l’immensité du monde, elle profite du sentiment d’infinies possibilités que lui laisse entrevoir son escapade.

Claque la porte comme à mes seize ans, juste pour voir à quel point c'est sombre
Dedans tout l'monde perd la raison, j'ai tête brûlée, oh my god…

Du haut de ses 16 ans, claquer la porte, elle en rêve. Mais pour l’instant, elle ne se sent capable que de l’entrouvrir sans bruits pour goûter à ce que l’on s’évertue à lui cacher. A quel point c’est sombre ? Si la jeune féline s’en fie à la lueur qui tremblote dans le regard de Yatsuko lorsqu’il évoque le monde en dehors de son Dock chéri, sombre est un euphémisme. Pourtant, loin d’être apeurée par ce tant attendu dehors, T.L. se sent inexorablement attirée. Comme un rappel à sa nature profonde, le fait d’avoir échappé à ses chaînes fait vibrer les viscères de son bas ventre.

Quoi je dois faire… ?

Les yeux perdus dans l’horizon qui s’étend à perte de vue, bien au-delà des falaises de l’île fontaine, la bestiole se frotte la tête, pensive. Ce n’est pas le tout de découvrir le dehors, il faut savoir comment y rester. Effectivement, si son esprit est confus, tiraillé entre les injonctions et les possibles, ses entrailles ont décidé pour elle, depuis quelques temps déjà. Cependant, sans avoir de porte de sortie repérée pour l’heure, T.L. décide de s’abandonner encore quelques instants à cette paisible nuit avant de regagner les mailles du filet à l’abris des regards.

Mh ?

Pendant qu’elle continue de balloter des cailloux en déambulant, ses oreilles frémissent rapidement, telles des antennes ayant perçu un signal pertinent. Un gémissement… Immédiatement, le cœur de T.L. s’accélère et elle s’aplatit au sol pour se faire toute petite. Et si quelqu’un l’observait depuis tout à l’heure ? Et si elle se trouvait toujours dans la cage même en étant sortie de celle-ci en apparence ? La seule perception de ce son avait suffit à laisser le doute s’immiscer dans l’esprit de la féline, qui décide de tendre l’oreille pour déterminer la nature du danger. Les sens en alerte, un parfum salé fait son chemin vers ses narines et attise d’autant plus sa curiosité. Sur le qui-vive, T.L. se déplace au milieu des débris en suivant le fumet intriguant, prenant soin de ne pas faire de bruit.

PITIEEE !

Le cri, visiblement humain, est rapidement suivi d’effluves ferreuses qui chatouillent les naseaux de la jeune féline. Cachée derrière des branchages, elle ne perçoit rien d’autre que le brouhaha de chantiers fluviaux. Comme dans le Dock 1. Pourtant, elle n’est pas dans le Dock 1… Serait-elle parvenue au Dock 4 sans le savoir, le fameux « repère des gens peu fréquentables » comme le crache souvent Yatsuko ? Doucement, le cœur battant la chamade, T.L. s’approche un peu plus et écarte les feuilles malmenées pour discerner un peu plus ce à quoi elle a à faire. Ou plutôt, ceux à qui elle a à faire ! C’est les yeux écarquillés de surprise qu’elle découvre le cadavre d’un humain au sol, près de son présumé agresseur. Et c’est d’ailleurs bien lui le plus surprenant dans l’histoire : une peau dont la couleur lui donne un aspect cadavérique, une crinière violacée et un seul œil, large de tout son front.

C’est qu’est-ce que c’est que le truc ! Un le drogué ?!

Du jamais vu pour T.L., qui, n’ayant connu le monde qu’au travers des yeux de son sauveur, assimile ses perceptions aux préceptes qu’elle a reçus de lui. Effectivement, selon Yatsuko, le Dock 4 est un condensé de marginaux dépourvus de toute morale et travaillant pour la pire organisation qui soit. Pas étonnant alors d’y croiser des substances en tout genre, distribuées selon ses dires par un clown sournois aux cheveux barbapapa… D’ailleurs, le bestiau qu’elle vient de découvrir a l’air d’en abuser, au vu de la couleur et la texture de sa peau inhabituelle. Peut-être même il a muté ! Se dit la féline en scrutant son œil frontal.

… cloporte.

MERDE. Ses yeux s’entrouvrent d’un coup, confondue. L’adresse lancée contre elle sans détours ramène brutalement T.L. de ses pulsions scopiques. Elle est découverte et il lui faut agir, vite. La peur qui la parcourt lui laisse deux options : fuir, combattre. Cependant, l’impossibilité de voir ses projets d’évasion réduits à néant par un indésirable ne lui en laisse qu’une seule.


D’un bond ultra-rapide, la féline se perche sur un poteau électrique de sa taille, situé à deux mètres de la créature étrange. D’une force de caractère jusqu’alors insoupçonnée, elle toise le meurtrier comme pour lui faire comprendre son désir de vie et de liberté. En réponse au sobriquet dédaigneux utilisé à son encontre, T.L. lâche un souffle déterminé. Puis, elle retrousse ses babines en faisant frémir ses vibrisses, signifiant à son adversaire sa détermination à lui mettre une râclée, et ce malgré son inexpérience. Et elle attend, face à l’imprévisible toxicomane.  


De retour de son voyage contracté dans le passé, T.L. perçoit la même tension de combattivité dans le présent, néanmoins teintée de camaraderie et de connivence. Concentrée en tous points sur l’homme écaillé, elle sent l’intention d’une attaque dirigée contre elle. Evidemment, c’est bien là le but de la manœuvre ! Lancée dans sa course, il ne lui est pas possible d’éviter le coup qui va lui être porté. Et tant mieux, sourie-t-elle. On est là pour se tester ou quoi ? Arrivée à deux mètres de sa cible, la boule de poils, le dos toujours recourbé, contracte ses abdominaux tout en recouvrant son ventre de fluide de l’armement afin de limiter les dégâts encourus. Juste avant que le poing de son adversaire ne touche son corps ainsi paré, elle intime sa douce fourrure de s’électriser et serre d’un coup son bas ventre. Cela lui permet d’impulser un rapide coup de hanche vers son angle haut droit pour donner un coup de queue circulaire et électrique en direction de la tête de son compagnon de combat afin de l’abasourdir, alors que le poing de ce dernier se loge contre son ventre. Le check est complet !

Oof !

La violence de l’impact plie la bestiole dont le souffle se retrouve coupé pendant quelques secondes. En vol, à la même vitesse fulgurante que celle avec laquelle elle avait foncé sur son ami, elle soulève ses sourcils sur ses yeux arrondis, réjouie de constater la puissance acquise par celui-ci. Retrouvant son souffle et ses esprits, T.L. lève les yeux vers le plafond vers lequel elle se dirige malgré elle et prépare son passage par le trou laissé par son prédécesseur. Juste avant de ne passer à travers celui-ci, elle attrape le bord gauche du trou de sa main du même côté afin de ne pas partir vers l’infini et l’au-delà. Avec la vitesse de propulsion générée par le coup reçu, elle pivote autour de ce point d’accroche pour se retrouver de l’autre côté du plafond, les pieds sur celui-ci.

Ni une ni deux, la jeune féline désormais hors de la vue de l’étoile de mer s’accroupit et recouvre les griffes de ses deux index de fluide de l’armement pour prédécouper un cercle dans le plafond de tôle tout autour d’elle, suffisamment grand pour couvrir son corps recroquevillé. Ce faisant, elle garde un œil sur son adversaire afin de parer toute attaque. Puis, prenant une grande inspiration, la bestiole prend appui sur ses pattes accroupies pour bondir en l’air et réatterrir lourdement au-même endroit, détachant ainsi le morceau de tôle et se propulsant sur ce dernier à toute vitesse en direction de l’étoile de mer. Durant sa course sur ce radeau de fortune, elle l’oriente en diagonale de sorte à se protéger derrière et propulse une infinité de filaments électriques sur sa fourrure, ces derniers se propageant de fait sur la tôle conductrice. T.L., glissant ainsi sur son arme-bouclier traversé par des éclairs bleutés, regarde avec toute son attention le cyclope derrière ses mains tenant le bouclier, espérant de tout son cœur impressionner celui-ci.