Pour la première fois depuis un bon moment, Nhiòte avait la chance de ne pas se trouver en service. Profitant de cette période de tranquillité, il avait mis les bouchées doubles pour deux choses. La priorité était de réussir à se rattacher à un autre Contre-Amiral, plus important et qui pourrait rapidement monter en grade, afin de s’en servir comme tremplin. Il avait eu beau avoir déjà trouvé sa cible, il n’arrivait pas à lui mettre le grappin dessus. Ensuite, même si il savait que les chances de réussite étaient moindres, il continuait à chercher un moyen de guérir sa fille, ou au moins de stabiliser son état, le temps de pouvoir atteindre leur objectif. Afin de laisser Enéa travailler tranquillement et lui laisser un peu de tranquillité, le Céleste naviguait sur les mers, accompagné de son équipe de marins attitrée, ainsi que de sa fille adorée, qui trouvait encore le moyen de s’émerveiller devant tout et n’importe quoi, à chaque nouvelle expérience.

En raison de son état, la pauvre petite n’avait pas souvent l’occasion de sortir en mer et cela gelait le cœur déjà glacial de son bon papa. Ainsi, dès qu’il en avait l’occasion, quitte à s’attirer les foudres de sa chère et tendre, il emmenait sa petite avec lui, lors d’escapades qui étaient un secret partagé entre le père et sa fille. Bien évidemment, la mère n’était pas dupe, mais elle était souvent bien trop absorbée par ses travaux pour s’en rendre compte à temps. C’était pour le bien de Samira, après tout, mais cela ne l’empêchait pas de prévoir de sévères règlements de compte pour le retour de son mari. Son innocence avait quelque chose de rafraichissant, qui ne cessait d’émerveiller son père, alors que ce même trait de caractère l’aurait sans doute rendu fou chez n’importe qui d’autre.

La petite ne cessait de poser des questions sur ce qui l’entourait, ce qu’ils traversaient, fascinée par toutes les bizarreries et nouveautés de leur monde. Plutôt que de passer du temps avec ses hommes, Nhiòte les laissait s’occuper de la navigation, les manœuvres et tout le reste, pendant qu’il profitait de moments privilégiés avec son enfant. Ayant accumulé beaucoup de savoir, qui était une arme redoutable, aux yeux du Dieu déchu, il se réjouissait de pouvoir le transmettre à sa progéniture et de la voir s’épanouir à une vitesse prodigieuse. Elle n’était peut-être pas aussi douée pour la chasse que son paternel, mais après tout, elle n’avait eu ni la même enfance, ni ne possédait les mêmes capacités. Toutefois, en dépit de son jeune âge, elle assimilait les choses avec une aisance remarquable et posait constamment un œil acéré sur ce qui l’entourait.

Pour aider Samira à faire sa sieste, le Contre-Amiral se trouvait à son chevet, assis sur le rebord de son lit, dans sa cabine personnelle, pour lui raconter des histoires de son passé, dont la gamine raffolait. Pendant ses récits, il laissa ses doigts se perdre dans les cheveux de sa gamine, ce qui la précipitait toujours à une vitesse ahurissante, directement dans les songes les plus profonds. Depuis sa plus tendre enfance, il avait dû lui narrer sa vie entière, à de nombreuses reprises, mais Samira ne semblait jamais s’en lasser. Cette fois-ci, il arrivait au moment de sa funeste rencontre avec Gladius, lorsque les bras de Morphée commencèrent à lui dérober son petit trésor.

« Après la triccche du fourbe balafré, armé de ssses Dials, Papa-Dieu abandonna ssses ssstupides fidèles avec Maman et… » Entama-t-il sans continuer, en remarquant qu’elle s’était déjà assoupie.

Au même moment, quelqu’un se mit à toquer à sa porte, de manière assez discrète mais qui lui fit tout de même bouillir le sang. Il les avait prévenu de ne jamais le déranger, quand il s’occupait de Samira et si le malotru avait fait l’erreur de la réveiller… Les yeux fixés sur sa petite, Nhiòte l’entendit grommeler avant de se retourner sur le côté, en s’emmitouflant dans sa couverture. Attendri devant son petit bout de chou, qui lui rappelait de plus en plus Enéa, il se pencha en avant pour lui déposer un tendre baiser sur la tempe, avant de se lever pour se diriger vers la sortie. Il tourna la poignée ronde avec précaution, sortant pour la refermer sans le moindre bruit, avant de faire face un sous-fifre qui paraissait bien confus. Bêtement, celui-ci regardait son chef, sans rien dire, comme pour attendre la punition qui allait tomber, avant de se prononcer.

« Bon, et bien ? Accouccche. Ca a intérêt à valoir le coup. » Enonça l’ange, sourcils froncés.

Soulagé, le marine effectua un salut maladroit, avant de lui signaler qu’ils avaient repéré un navire un peu plus loin et qu’ils attendaient ses directives. Le vaisseau ne présentait ni Jolly Roger, ni quoi que ce soit qui aurait pu paraitre réellement louche, aussi le haut gradé se prit le nez entre l’index et le pouce, entre ses deux yeux, férocement fermés.

« Et qu’est-ccce que vous voulez que ççça me foute ? » Demanda-t-il sèchement, en se faisant craquer les doigts de la main droite un à un, pour préparer une droite patriarcale.
« ‘Tendez monsieur ! Vous nous aviez dit de garder l’œil pour les navires marchands et on a cru voir un grand nombre de stocks à bord ! Des vivres, de l’équipement… Mais sans se rapprocher, on ne pouvait pas en être sûr ! » Lâcha-t-il d’une traite, en exécutant un pas de retrait.

Le Capitaine du bateau écarquilla les paupières, face à cette bonne nouvelle. En effet, il savait que dès qu’il emmenait Samira avec lui, le retour à la maison était toujours assez délicat. Pour ça, il étudiait toujours avec assiduité la possibilité de ramener des cadeaux à sa femme, pour mieux faire passer la pilule. S’il militarisait suffisamment bien la mignonnerie de leur enfant, au moment de couvrir sa femme de présent… Peut-être aurait-il une chance de s’en sortir. Une infime chance, mais qui valait toujours mieux que rien. Dans le doute, il releva sa main droite avec une diagonale serrée, qui alla cueillir le matelot en pleine face, lui déformant violemment la joue avant de l’envoyer bouler.


Après quelques tonneaux, roulant pitoyablement sur le plancher détrempé du pont, le jeune inconscient resta au sol, en poussant un gémissement pénible et douloureux, tentant de poser les doigts sur sa joue rougie et sa lèvre ouverte par la violence de la gifle, qui lui avait même fait sauter une dent. Nhiòte s’avança pour le dépasser, avant de sauter à pieds joints sur le bastingage. Machinalement, il porta les mains au niveau de sa nuque, pour remettre son casque bien solidement sur ses oreilles et y faire cracher sa musique habituelle, avec un soupir de satisfaction.

« Beau travail. Mais je vous avais prévenus. Ressstez là, jusqu’à mon sssignal. »

D’un bond, le Céleste s’élança dans les cieux comme une balle, accompagnant l’impulsion de ses pieds par un puissant battement de ses ailes puissantes, pour s’envoler en direction du bateau marchand. En quelques secondes, il se positionna en vol stationnaire au-dessus des quelques ressources qui n’avaient pas été mises à la cale, surement à cause d’un manque de place. Ce serait potentiellement une sacrée prise au niveau de la quantité, mais fallait-il encore qu’il puisse y trouver son bonheur… Pour attendrir Enéa, il n’avait pas le droit à l’erreur et savait déjà ce qu’il devait cibler. Si jamais il pouvait mettre la main sur suffisamment de gâterie pour sa chérie… Peut-être qu’il y aurait quelque chose à jouer. Tout doucement, il se laissa tomber sur le pont, en réfléchissant à son angle d’approche, soupesant les différentes options à sa portée. Une fois les pieds sur le bois, il laissa passer les habituels sursauts et cris de surprise, en se curant l’oreille du bout de son petit doigt.


On le laissa procéder, non sans une légère hésitation doublée d’appréhension, juste assez pour pouvoir les suspecter de quelque chose de louche, en usant d’assez de mauvaise foi. Ils n’avaient sans doute rien à se reprocher, mais le Gouvernement n’était pas forcément connu pour la droiture de ses membres, il était donc normal de s’en méfier, surtout avec ce genre d’apparition qui paraissait bien impromptue pour être officielle. En ronchonnant, ils guidèrent Nhiòte vers leur marchandise, Sur le pont, il n’y avait rien d’intéressant, mais ce qui l’intéressait, c’était les denrées alimentaires, stockées à la cale pour permettre de les conserver plus facilement lors du voyage. Après son premier tour, on l’y amena finalement et le membre de la marine examina chaque cagette avec attention. Il passa sans se formaliser aux côtés d’Adelheid, aux côtés de laquelle se trouvaient de larges cagettes de fruits et de légumes. Au bout de la troisième, un frisson de satisfaction envahit l’homme aux ailes carmin. Face à lui se trouvait une cargaison de cerises et, un peu plus loin, toute une provision de grosses mangues qui paraissaient bien juteuses.

« Bingo. » Dit-il, à voix basse, en observant le cadeau idéale pour sa bonne femme. « Je vois je vois… Vous n’auriez pas des stocks de chocolat, par hasard.. ? »

Interloqués, les marchands qui s’occupaient de lui montrer leurs réserves pointèrent, avec hésitation, des caisses situées au fond de la cale. Comme ça, il aurait même de quoi gâter Samira. Les dés étaient donc jetés, il ne lui restait plus qu’à s’approprier le tout et à repartir gaiement, avec les siens. Soupirant avec un air las, il secoua la tête de gauche à droite, avec une mine désolée.


Un silence de tombe s’installa après cet odieux bluff malhonnête, les pauvres commerçants devenant totalement livides à cette annonce. L’ancien Dieu ignorait totalement leur réaction, trop occupé à compter mentalement le pactole sur lequel il venait de tomber. S’il gérait bien son coup, il pourrait sans doute même en conserver la moitié, pour se tirer d’une autre engueulade, au moment propice.

« Vous êtes pas sérieux.. ? On a trimé pour tout ça ! On l’a acquit honnêtement ! De quel droit.. ?! » Commença l’un des présumés coupables.

Malheureusement, cela ne lui octroya que le droit de servir d’exemple. A l’aide du Semei Kikkan, Nhiòte fit rapidement pousser ses ongles, jusqu’à ce que ceux-ci deviennent de véritables griffes, tranchantes comme des rasoirs. D’un geste de la main droite, il gifla la vermine qui osait essayer de lui tenir tête, lui lacérant la face, qu’il marqua d’estafilades sanglantes. En portant la main à son visage, la victime tomba sur le sol dans un cri d’agonie, roulant par terre pour tenter, en vain, de faire passer la douleur qui lui irradiait le corps. Le haut-gradé porta ses ongles, revenus à la normale, contre ses lèvres, pour en laper le sang qui s’y était accumulé et le nettoyer. Il avait manqué de lui arracher l’œil, mais les blessures étaient tout de même profondes et, sans une intervention médicale, le pauvre homme risquait bien de perdre une partie de sa vision. Avec un sourire en coin, Nhiòte posa son regard sur chacun de ceux présents, à tour de rôle, comme pour s’assurer que la démonstration leur avait suffi.