Cela faisait plusieurs mois que les terribles évènements de Star-Top Nation avaient retenti, dans une détonation sordide, à travers les mers. Cinq cent mille morts civiles, de nombreuses personnalités disparues dans les explosions, des lieux dévastés, et surtout, des mémoires traumatisées à tout jamais… Les attentats révolutionnaires avaient, dès le lendemain matin, fait la une des journaux, repoussant ainsi l’annonce de la création de l’Ordre des 7 Grands Capitaines Corsaires, le colloque de Wolfgang D. Luther et l’assaut de Xoth sur le pays de Wa aux secondes, troisièmes et quatrièmes pages. Pour avoir été parmi les plus sanglants et les plus spectaculaires de l’année, ce coup d’éclat avait obnubilé, à la fois, les vendeurs de presse et les acheteurs.


Cependant, maintenant que la tension médiatique était retombée et que les philosophes de comptoir avaient fini d’explorer le sujet, la vie continuait et l’attention générale se portait désormais sur le véritable enjeu qu’avait soulevé le Gouvernement mondial lors de sa conférence : celui d’une alliance potentielle avec le corps pirate.

Pour combattre les révolutions éparses et insaisissables, l’influence grandissante des Empereurs, les mains baladeuses de l’Underworld et les suspicions intestines, le Conseil des Cinq avait pris les devants et décidé d’introduire une nouvelle force dans l’équation politique. Ce pari était risqué, car il pouvait très bien se retourner contre eux en favorisant davantage l’afflux de criminalité sur les mers, mais il fallait bien sacrifier quelques pions pour espérer battre les pièces maîtresses.

Ce tournant majeur dans l’orientation de l’Etat mondial, témoignait de deux choses.

La première était que s’il s’était déjà montré très entreprenant dans sa pratique de l’ordre, il était dorénavant prêt à tout pour lutter contre la subversion, y compris favoriser ceux qu’il combattait jadis. Ses méthodes s’ouvraient, se diversifiaient, elles disruptaient avec les précédentes, beaucoup plus orthodoxes – la discipline luthérienne qui traînait encore dans les carnets stratégiques des conseillers, semblait lentement s’évacuer des tactiques.

La seconde était qu’au regard des lettres de cache qu’il s’apprêtait à distribuer aux pirates les plus aptes, il préparait une guerre de très grande ampleur, qui, à l’instar de ce que pressentait Nobunaga, allait impliquer toutes les factions. Les prérogatives des corsaires étaient clairement définies dans la convention publiée par les journaux de propagande étatique : une liberté de mouvement, une immunité diplomatique, des passe-droits pour les zones de contrôle, un gel de la prime, en temps de « paix », et un devoir de présence et de soutien en temps de « guerre ».


Portés par ces requêtes et l’avantage qu’elles promettaient, de nombreux hors-la-loi tentèrent d’approcher le Gouvernement pour parler d’une éventuelle alliance, mais beaucoup furent rejetés, voire pire, arrêtés, jugés peu fiables ou pas assez utiles. Pour autant, ce ne fut pas le cas de tous et certains, plus doués, plus puissants, plus rusés, parvinrent à sortir du lot…


La clameur des rues, habituellement colorées, joyeuses, pétillantes de vitalité, de Gwach City, s’était complètement évanouie pour accueillir le pas oppressant d’un homme. Les enfants serraient les jupes de leurs mères, qui peinaient à trouver les mots pour les rassurer, les commerçants, hébétés face à l’aura pénétrante qu’il diffusait abondamment tout autour de lui, laissaient trembler, par écho, l’intégralité de leurs échoppes et les oiseaux, fidèles représentants de l’île, s’étaient déjà tous envolés… La simple présence de ce monstre avait suffi à faire taire la fête, pourtant qualifiée d’intarissable, d’inextinguible, qui faisait vivre les lieux.


Alors que le vent faisait virevolter sa lourde cape, il marchait avec rigueur en direction de l’ambassade du Gouvernement mondial, en tenant sous ses bras quatre cadavres de bandits. Son regard vide et vitreux ne quittait pas ce point d’horizon, situé au bout de la ville, et toute son attention paraissait s’y projeter. Plus il grapillait du terrain, plus cela devenait évident pour tout le monde : il s’agissait d’un prétendant au rang de Capitaine Corsaire.

Puisqu’elle était affiliée aux instances gouvernementales, la ville allait devoir s’habituer à accueillir de plus en plus de menaces de ce genre.

— Qu'est-ce que... c'est que cette... chose ? chuchota l'un des artistes de rue, complètement transi d'effroi, en posant sa main en bol devant sa bouche.
— Tu le reconnais pas ? C'est Halbach... Tu sais, le... le serial-killer à 800 millions de berrys...
— Attend, celui qui a tué plus de 17 000 personnes ?! commença-t-il à s'écrier, le visage de plus en plus pale.

Le mastodonte, qui devait mesurer plus de 4 mètres environ, arrêta son train, un instant, et dans un bruit mécanique, tourna son buste à cent-quatre-vingts degrés, sans bouger les hanches, pour fixer les deux bavards.


Ses deux yeux ronds, froids et liquides, parurent sonder le fond de leurs âmes, et le sentiment de panique que cela éveilla en chacun d’eux, fut tel, qu’ils se pâmèrent aussitôt. Bave aux lèvres, les pupilles révulsées, ils s’effondrèrent, alors que des cris étouffés s’échappèrent de part et d’autre de l’avenue. Sans exprimer le moindre ris de satisfaction, ni même quoi que ce soit d’ostensible, il fit pivoter à nouveau le haut de son corps pour le remettre à l'endroit et continua de se traîner lentement jusqu’à la zone d’extraction.

La terrible réputation de ce Halbach n’était en aucun point usurpée. Il sévissait depuis plus de 15 ans sur les mers, et avait acquis, avec le temps et la pratique, un statut de boucher sanguinaire, incapable de la moindre compassion, de la moindre empathie, déchiquetant marines, révolutionnaires, pirates et civils pour son propre compte. D’aucuns parlaient de lui comme d’un robot préprogrammé en quête de sensation, d’autres faisaient allusion à une dangereuse insensibilité congénitale à la douleur, qui le poussait à commettre d’horribles crimes pour apprendre à ressentir ce qu’il faisait subir à ses victimes.

Les récits de ses scènes de crime évoquaient souvent des corps en charpie, dénervés et dépecés vivants, qui, à l’oxydation des muscles, paraissaient avoir subi des séances de torture de plus de 35 heures. Il était visiblement question d'une personne très patiente, forte d’une minutie et d’une précision d’orfèvre, qui savait changer son mode opératoire à chaque fois pour invalider toute tentative de profiling. Son visage, tâché de sang, était imprimé dans la mémoire des âmes qu'il avait volé, mais jamais, au grand jamais, il n'avait été photographié. L’affinement de sa reconnaissabilité n'était, ainsi, seulement du qu’au nombre ahurissant de témoignages et de reconstitutions qui avait eu lieu à son encontre. Après tout, une fois qu'on l'avait vu, il était reconnaissable parmi mille autres...

En outre, né humain, son corps avait, selon des sources criminologiques croisées, connu de nombreuses transformations cybernétiques dans le but d’optimiser sa performance et surtout, d’être capable de se connecter à ses victimes pendant l’acte grâce à des capteurs cérébraux… sans doute pour accéder à ce qu’elles subissaient. L’intégralité de son enveloppe servait donc au sombre dessein de son esprit : celui de ressentir à nouveau quelque chose de douloureux.


Le meurtrier venait de faire son entrée dans le hall gouvernemental, plein de calme, de tranquillité, alors que l’intégralité des locaux s’était dressée, comme des poils hérissés, pour le mettre en joue. Il était un criminel de haute voltige, une bête assoiffée de sang, après tout, et s’il paraissait déterminé à intégrer les rangs des corsaires, ses justifications allaient devoir satisfaire l’auditoire.

— HALBACH ! TU CROIS QUE TU VAS VENIR ICI TRANQUILLE ET REVENDIQUER UNE PLACE DE CORSAIRE, SANS QU'ON FASSE RIEN ?! AVEC L'AUDACE DE NOUS RAMENER DES RESTES DE TES CADAVRES, EN PRIME ! beugla l'un des agents, à la fois agacé et terrorisé.
— Ils sont vivants, déclara le futur corsaire, avec assurance, en levant les bras pour lâcher les corps et mettre les mains en l'air.
— ON TE CROIT PAS UNE SEULE SECONDE, ENFLURE ! PROUVE-LE !
— Soit, soupira-t-il.

Sans crier gare, il envoya une violente ruade dans les côtes du premier. Le cadavre se retourna et gémit péniblement, en bougeant avec une lenteur éteinte. Puis, il enchaîna pour frapper le second, de la même façon. Celui-ci hurla à haute voix. À mesure qu'il s'exécutait, les agents perturbés commençaient à comprendre qu'il s'agissait d'une proposition sérieuse et qu'ils allaient, sans doute, devoir accepter son offre. Des gouttes de sueur perlaient sur leurs tempes respectives et les déglutitions devenaient de plus en plus difficiles. Le troisième gesticula innocemment, presque encore inconscient, alors qu'il venait d'être projeté de quelques mètres.

Mais, alors que tout le monde s'était résigné, le dernier ne fit aucun bruit. Le coup de pied s'était enfoncé dans ses côtes malingres, son corps désarticulé s'était plié en deux, et pourtant, rien n'en était sorti. Tout le monde s'étonna, y compris Halbach, qui, malgré l'absence d'expression sur son visage, parut douter de lui-même : l'avait-il vraiment tué ? Il n'y avait qu'un moyen d'en être sûr.

L'immense machine se pencha, doucement, au-dessus de la carcasse inanimée, en dégainant un long poignard. Cette chose ressemblait presque à une momie, un squelette avec encore quelques lambeaux de peaux pendants sous ses bandages... Les agents commencèrent à parler entre eux : il était presque évident que celui-ci était mort.

— MAIS C'EST UNE PUTAIN DE CHAROGNE, CELLE-CI ! protesta l'un d'eux. TU TE FOUS DE NOTRE GUEULE OU QUOI ? Halbach ne répondit pas et se concentra sur son ouïe. Il posa son oreille contre son cœur, tout en enfonçant très délicatement sa lame sous le plexus solaire de la victime.
— En effet. Il est bien mo...

D'un geste fugitif, une longue aiguille venait de s'enfoncer dans le nez de Halbach, complètement surpris, coupé dans son mouvement. Aucun sang ne s'échappait de la blessure qu'il venait de causer à sa victime, alors que cette dernière, pourtant dénuée de vie, était en train de lui ôter la sienne. Pour la première fois de son existence, il sentait qu'il n'avait plus le contrôle. La pointe avait transpercé sa cervelle à une vitesse ahurissante.

En un éclair, le corps, soudainement vif et animé, était passé derrière Halbach, encore à genoux, et l'étranglait à présent avec les bandages qui le recouvraient. Il ne comprenait rien à rien. Tout se passait si rapidement. L'aiguille ôtée, avait vraisemblablement attiré sa matière cérébrale avec elle, puisqu'elle commençait à s'écouler depuis ses naseaux. En resserrant encore plus l'étreinte autour du cou de l'assassin assassiné, le nouveau bourreau pressait son crâne comme un citron pour en extraire tout le jus rougeoyant.

Un jet se propulsa, des morceaux rouges, blancs, roses jonchèrent le sol et Halbach put constater, avec un sentiment étrange d'horripilation, qu'il était en train de se faire écerveler vivant. L'entièreté de la salle restait pendue, suspendue, à cette action, qui passait comme une balle, sans dire un mot.

— Que... balbutia-t-il, alors que son cerveau encore humain s'échappait à profusion de ses narines.
— Doucement... Doucement... Bansshou te guide vers le Royaume.

Sèchement, il posa son pied sur le dos de Halbach et tira d'une dernière traite pour finir de le vider. La charogne délestée de tout ce qu'il lui restait d'humain et de vivant, s'écroula, silencieusement... Le corps, entièrement bandé, attrapa son chapeau, au sol, et le posa sur sa tête, puis se tourna vers les agents, complètement estomaqués.

— Bansshou vous a apporté quatre corps primés. Il souhaiterait intégrer l'Ordre des Sept Grands Capitaines Corsaires.