Le soleil, haut sur la mer étrangement calme de Grand Line, brûlait déjà depuis quelques heures les flots de sa lumière ardente. Subissant cette violente et pourtant si douce agression, un navire aux reflets argentés fendait l'océan, ne provoquant que quelques timides vaguelettes sur son passage. Brisant l'organisation théâtrale des bancs de poisson, il continuait sa route, faisant mine de rien, intrus sur cette étendue naturelle. Le monstre d'acier, entièrement entouré d'une épaisse fumée grisâtre et puante, faisait route vers Little Garden, l'île des Géants, celle où la moindre petite bête pouvait mesurer plusieurs mètres de hauteurs et vous avaler d'un simple coup de mâchoire. Une simple aventure de plus pour ce drôle d'équipage, si silencieux à une heure pourtant si tardive de la journée.

- RRRRRRRRRR.... Pssssssscht.... RRRRRrrrr....

Les flancs de l'embarcation gigantesque s'étaient soudainement mis à trembler, comme pris d'un titanesque frisson, certains boulons allant même jusqu'à s'en dévisser sur le coup. Un bruit digne des enfers lui-même s'était élevé depuis le fin fond des cales du navire, terrorisant les animaux alentours et les quelques oiseaux qui s'étaient aventurés aussi loin des terres. Les voiles s'étaient tendues d'un seul coup et des clous avaient pris le parti de partir, s'échappant des lattes de bois qui recouvraient le pont. Un ronflement monstrueux qui avait suffit à réveiller l'entièreté des occupants du bateau. Comme un réveil des plus brutals, ils avaient alors tous repris leurs affaires et, les yeux embrumés par leur éveil en sursaut, s'en allèrent donner un peu de vie à cette bicoque d'acier, quittant l'enfer de fumée qui régnait dans les cales. Tous s'étaient réveillés comme si de rien n'était, comme s'ils avaient l'habitude.

Tous, sauf trois irréductibles guerriers Minks qui, malgré la tonitruante déflagration sonore, n'étaient pas sortis de leurs doux rêves. Le premier était un cerf aux allures faciles, quelque peu débile et maigrelet, mais très grand et possédant une paire de bois impressionnante, recourbée en chaque extrémité. La tête posée sur le parquet, lové contre son capitaine, il adoptait la position d'un fils vis à vis de son père, ne remuant que peu malgré son âge adulte et sa carrure peu discrète. Le museau grand ouvert, il bavait lourdement sur le bois et sur la couverture qui habillaient son lit de fortune, ne laissant sous lui qu'une trace humide dégoutante mais marquant son territoire. C'était Bois Rond, le chaînon manquant.

De l'autre côté, assise sur les côtes du bateau, se trouvait une louve grise, au pelage parsemé de traces de lutte, à la chevelure d'améthyste, serrant avec fermeté une batte en acier entre ses doigts griffus. Acérées, on pouvait remarquer qu'elle dormait toujours au même endroit tant le bois était marqué des coups de patte involontaires qu'elle devait mettre dans la nuit. La bulle qui s'échappait de ses narines et ses ronflements expressifs ne laissaient, ici non plus, aucune place au doute. Elle était bel et bien endormie et rien ne semblait pouvoir la réveiller à ce moment précis. Cette carnivore qui, de tout son corps, semblait exprimer de la meilleure des façon le danger que représentait les Minks et l'équipage des W.A.W, c'était Phlait Mar, la Dormeuse.

Au centre de la pièce, à moitié recouvert par des draps abîmés par le temps et les voyages à répétition, de lourdes cicatrices lui traversant le corps et un tatouage sinistre au centre de la poitrine, était allongé un grand panda. Une main posée derrière la tête, l'autre reposant sur son torse velu, il était lui aussi profondément plongé dans un monde fantasmagorique, certainement peuplé de bambous et de massacres humains. Un grand sourire lui fendait le visage, alors que sa gorge se mettait régulièrement à palpiter, au rythme assourdissant de ses ronflements insensés. Oui, c'était lui qui était à l'origine de ce capharnaüm qui avait servi de réveil matin à ses subordonnés. Mais lui, vous le connaissez déjà n'est-ce pas? C'était le Rêveur, Wa Kandafo.

- Hein, quoi, on parrrle de moi?

Oups, il semblerait que je l'ai réveillé. Partons du principe que je n'y suis pour rien et continuons notre aventure, si vous le voulez bien.

- Hé Phlait, debout vieille carrrne! On doit bientôt y êtrrre...
- Nan mais... T'va pas bien d'me réveiller d'si tôt matin? J'vais aller m'trouver des clopes, f'chier!
-Dadadadadada! Te voilà encorrre de bonne humeurrr toi! Allez gamin, debout aussi, on s'y met!
- Mmmmmh... Je vois pas bien à quoi ça sert de se lever, on va aller se recoucher dans une heure à peine papa...
- Je t'ai déjà dit que j'étais pas ton pèrrre. Allez, viens.

Une fois les trois compères levés, l'un s'étirant, laissant son oreiller se décoller peu à peu de son dos suant, l'autre baillant, un doudou dans le creux de la main, la dernière posant une cigarette tordue sur ses lèvres encore sèches de la nuit, ils se mirent en route à la suite de leur capitaine, passant peu à peu de l'ombre à la lumière, de la cale immense qui abritait toute leur machinerie à ce pont grandiose qui constituait leur principal lieu d'actions. Il n'y passaient que très peu de temps, ayant un quota d'heures de sieste à remplir assez imposant. Là où certains capitaines forçaient le respect de leur unique présence, le natif de Zou, lui, n'activait que les sourires de ses partenaires, alors même qu'il avait brisé leur tranquillité de ses nasillardes et nocturnes élucubrations. Tous abandonnèrent leur tâche une demi-seconde, pour lui adresser un signe de la main ou un petit mot de respect. Rien, non rien, ne pouvait venir briser la tranquillité de ce voya...

L'explosion avait rendu le silence à cette joie bruyante qui envahissait peu à peu le navire. Le bruit, le souffle, la violence, les avaient tous rendus sourds, d'une seule frappe. Les flammes avaient envahi le pont en quelques instants, alors que les corps propulsés par les vents dévastateurs et brûlants s'étaient écrasés par dizaine sur les flancs du navire, pour ceux qui avaient eu la chance de ne pas tomber à l'eau. Un trou béant habitait désormais le lit du mât principal, arraché sur le coup, cible de l'impact. Des impacts plutôt, à en juger par les dégâts. Plusieurs trous, plusieurs traces, un sol brûlé à de divers endroits, un doudou en morceaux, une cigarette se consumant loin de sa propriétaire, le sang sur le pelage immaculé d'un roi sans couronne. Il n'y avait aucune panique sur le navire, personne n'en avait eu le temps. Une simple fraction de seconde avait suffi à anéantir tous les non-humains à bord. Le silence avait gagné cette fois.

Au centre de tout cela, enserré par des bras audacieux, ardents, brûlants, se tenait un être ravagé, détruit par le désastre, les habits en lambeaux et le pelage recouvert de suie, de sang et de griffures. Sous son bras gauche il tenait un grand cerf, les bois brisés, disparus, un regard figé, vide sur le visage. Il bavait encore, quelques gouttes de sang tombant de son museau inanimé, sans souffle. Sur l'épaule droite, avachie, les griffes plantées dans sa chair, une louve grise tenait encore un morceau de batte en acier, maigre souvenir du passé. Elle était bel et bien endormie, mais ne se réveillerait plus, lâchant un dernier volute de fumée en guise de mots d'adieu.

Plic. Ploc.

Il n'y avait aucune farce là dedans, dans ce son qui résonnait sur le navire, au milieu du silence assourdissant des flammes qui dévoraient l'embarcation. Une goutte de sang, suivie par une larme, puis d'une goutte de sang et ainsi de suite. L'ancien esclave, âme vengeresse du peuple Minks, se retrouvait seule ombre encore en vie sur ce navire, les corps de son fils d'adoption et de sa petite soeur de coeur dans les bras. L'âme en miettes et le corps en charpie, la souffrance n'était que secondaire. Son regard ne perçait plus rien autour de lui, il ne voyait ni les flammes, ni les ombres qui s'avançaient dans sa direction. IL n'était plus qu'une simple coquille vide, anéanti par la violence de ce qui venait de lui tomber dessus.

La main acéré d'un homme, habillé d'un costume noir, simple, sobre, venait de lui traverser le ventre, aussi simplement que cela. Il n'avait rien senti, il n'avait pas bronché. Ses bras avaient perdu leur force et il avait simplement lâché les corps sans vie de ses partenaires.  Ses genoux suivirent, l'attirant vers le sol, irrésistiblement. Il ne sentit pas ce choc non plus, n'entendit ni le ricanement maussade de celui qui venait de le frapper et qui essuyait sa manche sur son dos, ni le claquement de la langue d'un de ses acolytes, qui avait gratifié ce véritable cimetière d'une joyeuse gerbe de crachats méprisants. Il n'y avait plus rien de ce qu'avait été les W.A.W et, dans un silence grandissant, devenant de plus en plus assourdissant, l'équipage avait disparu. Et avec lui, son capitaine, aux portes de la mort.

Le Rêveur, la Dormeuse et le Chaînon Manquant seraient à jamais séparés. Rien ne pouvait plus les réunir cette fois, si ce n'était la mort du dernier d'entre eux. Mais il porterait avec lui leur volonté sans faille et continuerait avec encore plus de vigueur à se battre. La mort ne voulait pas de lui et il y voyait un signe.

Il continuerait sans jamais s'arrêter. Pour eux.